Ibu Ibrahim Saleh

Zanzibar, Une histoire de famille 

stonetown cafe

Ce n'est que quelques semaines après cette rencontre qu'Ibrahim Ibuni Saleh a rendu l'âme à l'âge de 70 ans. Portrait posthume de l'histoire d'amour entre ce zanzibari et son île.

     Ibu, frêle petit homme coiffé d'un chapeau, le visage grave, décoré d'une barbichette blanche et de lunettes immenses, s'affairait à une tâche continuelle : celle de rouler des joints. Sur la terrasse du Stone Town café, dans la capitale de Zanzibar, la serveuse lui apportait son brunch quotidien : des œufs, du bacon, des toasts et un milk-shake immense à la banane. Le rituel de midi, heure à laquelle il se levait, se parachevait avec un café turc, servi dans la cafetière en laiton traditionnelle. Les voitures klaxonnaient dans la rue étroite en laissant sortir une main par la fenêtre pour le saluer. Il avait sa place sur la banquette contre le mur, faisant face à la terrasse et l'animation de la rue. Les parasols, les palmiers et les ventilateurs offraient une oasis de fraîcheur au cœur de la ville brûlante.

« Soixante-dix ans dans un mois, le 31 mai 2015 ! J'espère fêter cet anniversaire à Zanzibar. » annonce-t-il.

En 1945, juste après la seconde guerre mondiale, Ibu Ibrahim Saleh voyait le jour à Mchangani. A l'époque, il ne vivait pas encore dans la capitale du pays Stone Town. Zanzibar, au nom mythique, est un archipel de l’océan indien, à ce moment-là un petit pays indépendant face au Tanganyika. C'est de la combinaison des noms de ces deux pays que naitra la Tanzanie.

     L'arrivée de sa famille dans l'île date du début du XXème siècle, lorsque son grand-père a fui le régime colonial français extrêmement opprimant aux Comores. « A cette époque, les comoriens mourraient à cause de la domination française. Les colons divisaient pour mieux régner. » Avec un groupe de 62 hommes, le grand-père d’Ibu mit le cap sur Zanzibar. “Il n'y avait qu'à se laisser porter par le courant sur 700 miles, ce n'est pas si loin !” Zanzibar était le carrefour des civilisations, longtemps la base des commerçants voyageant entre les Grands Lacs, la péninsule arabique et le sous-continent indien. Sous l’égide du sultanat d’Oman, l’élite arabe dirigeait sur une majorité de population d’origine bantoue. 

Première génération de Zanzibari

     Le père d'Ibu, premier de la famille né sur l’île, devient, à l'âge adulte, un personnage influent. Il est d'abord responsable de la communauté comorienne, minorité éduquée et importante sur l'île, puis ministre dans le gouvernement du sultan. Alors qu'Ibu est parti étudier, depuis deux ans, en Angleterre, avec ses papiers du protectorat britannique, la révolution éclate en 1964.

« L'histoire de la révolution de Zanzibar est un tissu de mensonges » soutient Ibu, « Nyerere voulait dominer Zanzibar. Pour cela, il a utilisé des arguments racistes, il a utilisé le noir de sa peau, le panafricanisme. En l'occurrence, l'ennemi à abattre était l'arabe. » Un coup d’Etat renverse le sultan et permet l’instauration le 12 janvier 1964 d’une république populaire à tendance marxiste. Karume, premier président de la république de Zanzibar, a été assassiné en 1972 « car il était sur le point de se séparer de Nyerere » précise Ibu. La révolution de Zanzibar qui est également à l'origine de l'indépendance du Tanganyika verra avec le continent un destin commun. C'est ainsi que la réunion de l'archipel avec le continent devient la Tanzanie, où Nyerere est nommé président et Karume, vice-président. Combien de temps les violences ont-elles duré ? « Elles durent depuis cinquante ans » s'exclame-t-il. En effet, une période d’agitation, caractérisée par des tensions et des violences ethno-raciales et nationalistes, secoue encore aujourd’hui le pays. 

L'asile politique, la vie en Europe

     En 1964, seul en Angleterre, il est devenu réfugié et a dû faire une croix sur la carrière militaire qu'il envisageait, tandis que son père s'apprêtait à passer dix ans en prison suite au renversement politique.

     Ibrahim trouve alors un boulot d'assistant infirmier dans un hôpital psychiatrique. Choqué par la façon dont les personnes âgées sont traitées : douches froides, électrochocs, il quitte rapidement le métier.

     Une pause dans son discours se fait plus longue. Les mains qu'il agitait auparavant en racontant se posent sur la table. Et sa voix grave dépeint les rues de Londres où il a dormi dans un décor sordide. Il est à la rue. Puis il s'installe dans un ghetto.

« Jouer de la batterie dans un groupe, c'est ce qui m'a sauvé ! » lance-t-il pour tourner la page de ce triste épisode.

Il rencontre son amour d'enfance, zanzibarite, comme lui, et l'épouse au Royaume-Uni. Mais il ne trouve toujours pas ses repères. Alors inspiré par les actions des Black Panthers aux Etats-Unis, il est obligé de fuir le pays suite à un coup de poing bien placé sur un policier. Il part pour le Danemark où deux autres femmes ont croisé son chemin pour lui donner deux autres enfants. Passionné de musique, il trouve enfin sa voie en montant sa propre maison de disque. « Une vie heureuse ! » conclut-il, un sourire en coin. Désormais connu dans le milieu, il n'oublie pas ses racines en produisant des albums de fusion. Son futur grand projet, il le veut en terre natale : un festival de jazz.

Aujourd'hui à Zanzibar

     Ibu déambule dans les rues avec une démarche assurée et lente, son allure rappelle celle d'un papy rasta au pas d'une musique reggae. Son chemin est parcouru de poignées de main, tout le monde le connaît ici. A sa tablée, des jeunes comme des plus vieux. Personne ne l'appelle « babu » (grand-père en swahili), comme la tradition tanzanienne le veut en marque de respect, il a toujours le comportement d'un adolescent, le samedi soir à la discothèque à la mode.

Malgré cette attitude nonchalante,  son île, le préoccupe. « C'est douloureux de revenir ici et de voir son pays lentement détruit par des idiots. Je ne comprends pas, je ne comprends pas ce pseudo conflit Noirs versus Arabes. On vivait déjà ensemble en l'an mille avant Jésus-Christ ! Zanzibar est terre de mélange, de mixité. »

     Le gouvernement aide des continentaux à venir s'installer ici, pour avoir des voix à Zanzibar pour les prochaines élections et gagner en influence contre les minorités dites « arabes ».

     « La révolution, c'était pour le progrès. Pas pour ce qui est arrivé ensuite. » Tout a été dévalisé. Les propriétés privées et les musées ont été pillés. Les objets volés sont même en vente dans les boutiques ou en décoration dans les hôtels de luxe. Une mafia s'est emparée du pouvoir.

« Il faut changer de gouvernement, et installer une union plus juste entre le continent et l'île. Nous voulons notre propre gouvernement, notre propre armée, nos propres passeports, la fin des doubles taxes… » Mais même si l'opposition passe, le grand changement attendu n'aura pas lieu.

     55 ans après, l'histoire de l'île a été celle d'un déclin à ses yeux. Seul l'appui des pays historiquement liés à l'île, c'est-à-dire de la péninsule arabique, pourrait l'aider à s'émanciper du continent.


Une soirée en hommage à Ibu s'est célébrée le 14 aout 2015 dans le quartier de Christiania à Copenhague.
Une soirée en hommage à Ibu s'est célébrée le 14 aout 2015 dans le quartier de Christiania à Copenhague.

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