Martha Mgamga

Tant qu'il y aura des albinos

Cette femme préside une association dont le but est de protéger les albinos de Tanzanie, le pays qui en compte le plus sur le continent.

Toute sa détermination se voit par l'initiative qu'elle a lancée avec l'association Albinos Peacemaker de faire la tournée de soixante-cinq villages sur les rives tanzaniennes du lac Victoria. Il faut dire que le sort des albinos en Tanzanie n'est pas des plus enviables. Pour des raisons de superstitions, ils vont jusqu'à subir des mutilations et sont parfois tués. Ainsi, depuis 2007, plus d'une centaine a déjà perdu la vie. Albinos elle-même, Martha Mgamga sait de quoi elle parle. "Je suis la septième née de treize enfants, explique-t-elle. Celle qui la première a été porteuse d'albinisme", précise-t-elle. "Et c'est là que les difficultés ont commencé pour la famille", poursuit-elle. Le décor est le suivant : à sa naissance, le père de Martha entre dans une colère folle contre sa femme. C'est qu'il pense que sa femme est fautive. À ses yeux, soit elle est maudite, soit elle l'a trompé avec un "mzungu", un Blanc. À plusieurs reprises, il la chasse du foyer familial. "Je passais alors les nuits dans des fermes avec ma mère. Elle m'acceptait comme j'étais, suscitant l'incompréhension des voisins", explique Martha.

Prise en tenailles entre la maison et l'école

     Il faut savoir qu'en Tanzanie, la plupart du temps, les enfants albinos ne sont pas envoyés à l'école. "Comme notre espérance de vie est faible, notamment à cause des cancers de la peau, les parents estiment qu'il ne sert à rien d'investir sur nous, leur enfant. Ils ne s'en occupent pas." Martha, elle, a eu la chance d'aller à l'école, même si le quotidien y est tout aussi difficile qu'à la maison. "Les élèves avaient peur d'être à côté de moi ou de me toucher. Ils me prenaient pour un fantôme. Au début, j'étais au premier rang, car, comme tous les albinos, j'ai des problèmes de vue. Mais un jour, un nouvel enseignant est arrivé. Il m'a chassée au fond de la classe." Les conséquences ne se font pas attendre : ne voyant plus ce qui est écrit au tableau, Martha collectionne les zéros.

     Une fois, alors qu'elle avait besoin d'aide, le professeur l'a fait venir devant, lui a demandé de se pencher et l'a frappée avec une règle. "Ce jour-là, je me suis promis de ne plus jamais rien demander ni aux professeurs ni aux autres élèves. Il faut dire que quand ils m'aidaient, eux aussi étaient punis", dit-elle. "En plus, il m'arrivait d'être punie parce que, soi-disant, je perturbais la classe", poursuit-elle. Il en est ainsi pendant trois ans, et ce, jusqu'à ce qu'en quatrième année, Martha change à nouveau d'instituteur. Ce dernier lui permet d'aller devant et lui donne des livres adaptés à sa vue. "Malgré tout, en 7e année, je n'ai pas obtenu mes examens. J'avais trop de retard", explique-t-elle tristement.

Le retour à la maison : un calvaire

     C'est donc le retour à la maison sans rien. Pire, là aussi, rien n'a changé. La jeune fille n'est toujours pas la bienvenue. Son père la considérant comme un fardeau veut rapidement la marier à un homme polygame. Elle refuse. Son argument : "À l'église, j'avais entendu dire que Dieu unit un homme et une femme. Ils se doivent fidélité, alors..." Son père et son frère la battent et la privent de nourriture, mais rien n'y fait. Martha résiste. Alors, ils lui donnent beaucoup de travail. Un jour, elle demande de l'aide à sa soeur. Son père entre dans une rage froide. C'est elle qu'il veut voir effectuer tous les lourds travaux. Il la frappe tant que sa soeur appelle au secours. Quand les voisins arrivent, ils trouvent le père de Martha en train de l'étrangler. "Ils m'ont sauvée", confie -t-elle.

En désespoir de cause, elle pense à se suicider

     Mais ce jour-là, c'en a été trop. "Ma mère n'était pas là, je n'avais personne vers qui me tourner. Je voulais mourir", dit-elle. La jeune femme décide de s'empoisonner avec un produit destiné aux vaches, mais ne le trouve pas. Pas plus que la corde qu'elle cherche ensuite. Alors elle part à travers la forêt : "À mon grand désespoir, j'ai passé la nuit sans que rien ne m'arrive." Le matin, elle craint que les villageois ne la retrouvent et la ramènent. Elle se jette dans la rivière. Mais le courant l'emmène sur l'autre rive avec seulement quelques égratignures. Elle souffre tout de même des blessures laissées par son père. Les heures passent.

     Après une longue marche, elle rencontre une poignée de personnes. Certains la prennent pour un fantôme. Elle ne dit rien. "J'espérais qu'ils me tuent." Mais l'un d'eux décide de l'emmener au commissariat le plus proche. "J'y ai été traitée humainement, pour la première fois de ma vie." Quand son frère vient la chercher, les policiers refusent tout d'abord de laisser Martha partir avec lui. Plusieurs villageois sont venus témoigner que sa famille la battait. Mais Martha les persuade. "Je voulais en finir." Sur le chemin du retour cependant, pas de coups, mais des excuses. "À la maison, les choses sont allées mieux pendant une semaine. Puis la situation s'est de nouveau dégradée." Aussi, quand un représentant de l'école biblique de Dodoma visite le village, Martha part avec lui.

Martha part pour Dodoma

     "Mon père était satisfait de se débarrasser de moi ; ma mère, elle, était déchirée", constate-t-elle. Martha entreprend un long voyage en bus avec 90 000 shillings en poche, 45 euros environ. Elle doit ensuite prendre le train entre Arusha et Dar es Salam, puis de Dar es Salam à Dodoma. "Comme je n'avais pas assez d'argent pour payer le billet, j'ai voyagé cachée dans les toilettes", explique-t-elle. Pendant ses études, la jeune femme travaille, vend du bois, fait des ménages. Au bout de trois ans, elle est choisie pour poursuivre ses études à Nairobi, au Kenya.

Enfin la réussite à Nairobi et le mariage

     Celle qui ne parlait jusqu'alors que swahili se met à l'anglais, ne quitte plus son dictionnaire. À Nairobi, c'est une nouvelle réussite. Martha est engagée dès la fin de son cursus par une paroisse anglicane dans la région du Kilimandjaro. Là, elle rencontre son mari. "Un non-albinos qui a su m'aimer pour ce que j'étais", glisse-t-elle. Comblée malgré deux fausses couches puis l'impossibilité de procréer, Martha commence peu à peu à oeuvrer pour les albinos de son pays.

Le militantisme pour la cause des albinos

Et de dire : "D'abord le week-end et pendant mes vacances. J'allais rendre visite à des parents qui n'acceptaient pas leur enfant dépigmenté. Je les encourageais, je leur demandais de ne pas isoler leur enfant du monde. Ma seule présence leur prouvait qu'un albinos peut travailler, être intégré dans la société et vivre vieux."

Aujourd'hui, à 62 ans, Martha a développé son action en s'alliant à une association américaine, Mennonite Central Committee. "Notre priorité est la sécurité des albinos. Nous informons pour que cessent les mutilations et les meurtres", indique-t-elle. Depuis quelques années en effet est venue s'ajouter à la peur qu'inspirent les albinos une croyance selon laquelle leur corps, utilisé dans des potions prétendues magiques, apporterait de la chance à qui en ingurgiterait. Le 14 mai dernier, une femme albinos a été tuée et démembrée à la hache dans le nord-est du pays par deux guérisseurs pour l'élaboration de leurs potions dites magiques. Ils ont été arrêtés.

La pédagogie sociale

     Dans les villages, Martha explique que l'albinisme est un phénomène génétique qui se traduit par un déficit de mélanine, un pigment qui donne sa couleur à notre peau. On peut être porteur du gène sans être albinos. Un enfant naît albinos quand ses deux parents sont porteurs du gène. "C'est important de dire que l'albinisme ne vient pas que de la mère", explique Martha. On a souvent tendance à mettre d'emblée le père hors de cause et la condition des femmes en pâtit. Je ne vais pas changer le coeur des gens avec des informations génétiques, poursuit Martha, mais j'espère simplement les toucher et leur montrer qu'on peut vivre dignement avec cette différence."

Prévenir des dangers du soleil

L'autre initiative d'Albinos Peacemaker consiste à prévenir des méfaits du soleil. "80 % des albinos meurent d'un cancer de la peau à 30 ans", renseigne Martha. De quoi comprendre qu'elle porte un chapeau ainsi que des manches longues tout le temps. À Moshi, dans le nord de la Tanzanie, un centre dermatologique, Kili Sun, travaille à l'élaboration de crèmes solaires à partir de produits locaux. Un pas important en faveur de la protection des albinos. Les superstitions sont encore là, mais la loi aussi. Important à souligner : en Europe et en Amérique, une personne sur 20 000 est atteinte d'albinisme. En Afrique, il s'agit d'une personne sur 2 000. Et le ratio est encore plus élevé en Tanzanie, considérée comme le pays d'Afrique comptant le plus d'albinos. Plus que jamais la société tanzanienne a besoin de Martha Mgamga et de son association.

Anne-Emmanuelle Lambert


albinos Afrique

femme tanzanie

militantisme afrique

Écrire commentaire

Commentaires: 0